et cela aussi...
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Dans les Alpes, des vacances au ski de plus en plus élitistes
Des résidences et des commerces plus luxueux, des forfaits de plus en plus chers, des prix de l’immobilier prohibitifs… Avec la « montée en gamme » des grandes stations d’altitude, la clientèle française ne cesse de se réduire.
Par Jessica Gourdon ( Val-d’Isère (Savoie), envoyée spéciale)
A l’heure du déjeuner, au sommet d’une piste de ski du domaine de Val-d’Isère (Savoie), le restaurant d’altitude La Cucucina fait salle comble. Oubliez le traditionnel chalet à tartiflettes et vin chaud : ici, tout est démesuré. Dans la salle décorée à la manière d’un atelier d’artiste de la Renaissance, une danseuse exécute des figures acrobatiques depuis un cerceau suspendu, accompagnée par une chanteuse de jazz en robe de soirée. Les serveurs, costumés en artistes peintres, apportent aux skieurs – des Anglais, des Néerlandais, des Brésiliens – des plats italiens issus d’une carte signée de l’ex-« Top Chef » Denny Imbroisi : rigatonis à la truffe (45 euros), pizza sicilienne (34 euros), poulet alla diavola (39 euros)…
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Ouvert fin 2021, La Cucucina, qui appartient au groupe La Folie douce, incarne une réalité observée dans toutes les grandes stations de ski des Alpes : la montée en gamme. Des restaurants et des commerces de plus en plus qualitatifs, des hôtels ou résidences plus luxueux que ceux qu’ils remplacent, des loisirs plus nombreux et variés, des télésièges toujours plus rapides… Et des prix qui étranglent les habitués des vacances à la neige, en particulier dans un contexte inflationniste. Chez Sunweb, l’un des principaux tour-opérateurs du ski en France, les tarifs des séjours tout compris ont augmenté de 12 % en deux ans. Par exemple, pour une semaine à La Plagne pendant les vacances scolaires, les « packages » (logement, skis, forfaits) les moins chers, pour une famille de quatre, commencent à 2 600 euros.
« La conséquence, c’est le rétrécissement de la clientèle française qui peut se permettre d’aller au ski, tandis que les stations vont chercher énormément de clientèle à l’étranger », explique Alain Boulogne, vice-président de l’association environnementale Cipra. La « base » des skieurs est pourtant étroite : 11 % des Français déclarent pratiquer le ski tous les ans, selon la dernière enquête du ministère chargé des sports (2020), avec une surreprésentation des cadres et professions intermédiaires.
Pression immobilière
Cette montée en gamme est directement liée à la pression immobilière, qui s’est considérablement accrue ces dernières années dans les stations de ski les plus enneigées. Les promoteurs achètent les terrains de plus en plus chers, et y construisent des hôtels ou des appartements haut de gamme, qui dégagent des marges supérieures et attirent une nouvelle clientèle. Ces nouveaux programmes, pourvoyeurs de recettes pour les stations, ont permis de maintenir la viabilité du système, et de financer la montée en gamme de toutes les prestations.
« A Tignes, on est passé de deux hôtels cinq étoiles à une quinzaine, en l’espace de quinze ans », affirme Sébastien Mérignargues qui, après avoir dirigé l’office de tourisme de cette station, est aujourd’hui en poste à Avoriaz. Dans le même temps, certains types d’hébergement tendent à disparaître, comme les structures du tourisme social, les centres de colonies de vacances. « Ce qui crée un vrai problème de renouvellement des générations. Le ski, pour en faire adulte, on a besoin d’y être initié soit par ses parents, soit par l’école », poursuit-il.
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Des hôtels de gamme intermédiaire sont aussi touchés par ce rouleau compresseur, comme ceux que possédait, à Méribel, la famille Chardonnet. Né en 1962, Gilles Chardonnet a construit l’hôtel Alba en 1988 – un grand bâtiment en bois style chalet – sur une parcelle acquise par son père. « C’était juste avant les JO de 1992, la mairie donnait certaines facilités. » Avec sa femme, il a fait tourner pendant plus de trente ans cette affaire de vingt-cinq chambres, un deux-étoiles avec demi-pension, à prix corrects pour la station. L’établissement, ouvert seulement l’hiver, « marchait très bien », nous dit-il.
« A l’approche de la retraite, je me suis dit que je voulais transmettre à mes enfants. » Mais le terrain avait pris tellement de valeur que cette succession était trop coûteuse. « C’était plus simple de vendre. » Un promoteur, Rising Stone, était aux aguets : la vente de l’Alba – ou plutôt, des droits à construire associés au terrain – s’est soldée en 2022 pour un prix qui a dépassé les 10 millions d’euros. L’ancien hôtel a été démoli, un nouvel édifice est en construction. Il accueillera vingt appartements, livrés en 2025, proposés à la vente autour de 30 000 euros le mètre carré. Cinq sont encore disponibles, tout le reste est déjà parti. Juste à côté, L’Orée du bois, l’hôtel trois étoiles de quarante chambres géré par son frère Claude Chardonnet, a suivi la même trajectoire. Racheté par le même promoteur, il a été démoli il y a deux ans, et a laissé la place à des appartements de luxe, le Village de l’Orée. Certains sont ouverts à la location – en mars, on peut séjourner dans l’un d’entre eux pour 20 000 euros la semaine.
Des investissements énormes
Dans les stations de ski, cette montée en gamme est indissociable d’un autre phénomène : l’effritement du modèle des résidences des années 1960 et 1970, au cœur des « plans neige » lancés par l’Etat. Ces appartements étaient autrefois commercialisés par des gestionnaires de type Pierre & Vacances. Au fil des ans, ils sont retournés dans les mains de leurs propriétaires, qui ne souhaitent plus les louer. D’autant que ces logements ne conviennent plus toujours aux standards actuels : trop petits, mal isolés, pas rénovés… Ils deviennent ainsi des « lits froids », occupés moins de quatre semaines par an.
Or, les stations ont besoin d’avoir un certain volume de skieurs pour fonctionner : c’est ce qui explique aussi qu’elles ont continué à délivrer des permis de construire à foison. « En Tarentaise, on a construit des milliers de nouveaux lits en vingt ans. Et presque tout ce qui sort de terre, c’est du haut de gamme », commente Guillaume Desmurs, fondateur du think tank Lama Project, spécialiste de la montagne.
A cette spirale s’ajoutent les logiques propres aux opérateurs des remontées mécaniques, qui sont, en France, des services publics. Ceux-ci effectuent des investissements énormes – environ 7 millions d’euros pour un télésiège, et jusqu’à 135 millions d’euros pour le futur téléphérique des Deux-Alpes – pour offrir les meilleures prestations, dans le cadre d’une concurrence entre stations pour attirer les skieurs. « Et ils font face à des coûts croissants pour couvrir le domaine avec de plus en plus de neige artificielle, car, avec le changement climatique, la neige est moins stable. A cela, il faut ajouter, depuis deux ans, la flambée des coûts de l’énergie », explique l’enseignant-chercheur Vincent Vlès. Tout cela alors que, globalement, le nombre de forfaits vendus baisse lentement depuis 2010. Résultat : leur prix flambe. Cet hiver, un passe « 6 jours » sur le domaine de Tignes-Val-d’Isère coûte 396 euros par adulte. Il y a dix ans, c’était 252 euros, soit une hausse de 57 % (l’inflation est à + 16 % sur cette période).
Point de bascule
« La montée en gamme, c’est l’idée qu’il faut de plus en plus de clients fortunés pour compenser les coûts croissants de fonctionnement de l’ensemble du système », résume Guillaume Desmurs. Alors que l’ensemble du système est mis sous pression par le changement climatique, divers signaux indiquent que le modèle pourrait arriver bientôt à un point de bascule. De plus en plus de maires, comme celui de Bourg-Saint-Maurice-Les Arcs (Savoie), mettent un coup d’arrêt aux constructions touristiques, et décident de faire de la rénovation leur priorité – même si ces opérations se heurtent à de multiples obstacles. A l’été 2023, le schéma de développement de la Maurienne (les Sybelles, Albiez-Montrond…), en Savoie, qui prévoyait 22 000 constructions touristiques, a été retoqué par la justice administrative.
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Cette spirale se heurte aussi, de plus en plus, aux difficultés rencontrées par la population locale pour se loger. Juste pour la saison d’hiver, le groupe La Folie douce, auquel appartient Cucucina, dépense 1,4 million d’euros en loyers pour héberger ses 160 saisonniers à Val-d’Isère. « Entre avant et après le Covid, le prix des locations a quasiment doublé. Et impossible de recruter sans fournir un logement », explique Corinne Reversade, la directrice de La Folie douce. « C’est aujourd’hui une vraie question pour notre avenir. »